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alain de benoist - Page 2

  • Entre Moscou et Washington, l’illusion eurosibérienne...

    Nous reproduisons ci-dessous  un point de vue de Balbino Katz (chroniqueur des vents et des marées !...), cueilli sur Breizh-Info et consacré à la question des rêves divergents entre les partisans de l'empire en Europe et en Russie...

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    Entre Moscou et Washington, l’illusion eurosibérienne

    Se rendre au bar de l’Océan, au , un dimanche midi est une épreuve, non seulement car il est souvent bondé, mais parce qu’il est fort malaisé d’y accéder par la rue de la Marine, changée en marché et noire de monde où l’on avance au pas. Pour y parvenir, je choisis les quais, longeant les chalutiers à l’arrêt. Je savais qu’à cette heure mon amie Paule, cette dame sinisante d’esprit sagace, serait sans doute là. J’avais grand intérêt à l’entretenir de cette rencontre à Washington où le président Zelensky, escorté d’une cohorte d’Européens, allait implorer auprès de Donald Trump quelque esquisse de cessez-le-feu.

    Discuter de la Russie avec mon amie est toujours profitable. Elle ne l’envisage pas comme un simple État, mais comme un empire de glaces, dont la capitale, Moscou, a trop longtemps été perçue comme une copie imparfaite de l’Occident, alors qu’elle puise ses rites et sa majesté jusque dans l’héritage de Pékin. Qui se souvient encore que le protocole de la cour impériale russe s’inspirait de celui des empereurs chinois, fruit lointain des chevauchées asiatiques qui avaient pénétré jusqu’au cœur de l’Europe orientale ?

    En marchant, mes pensées s’envolèrent vers Bruxelles, dans ces années 1980 où j’avais rencontré Jean Thiriart. Il avait façonné une partie de l’imaginaire de la droite radicale par sa vision d’une Europe euro-sibérienne. Je m’étais laissé séduire par cette logique de projection continentale, qui promettait à l’Europe un destin impérial de Vladivostok à Dublin. Je me souviens encore du manifeste que j’avais rédigé sous le titre « Pour que la France et l’Allemagne rejoignent le pacte de Varsovie », texte que Guillaume Faye avait relu et encouragé. Placardé sur les murs de la péniche à Sciences Po, il avait désarçonné les communistes, qui nous haïssaient, autant qu’il intriguait la droite libérale, qui nous croyait des leurs. Ce fut un instant d’ambiguïté délicieux, presque schmittien, où l’ami et l’ennemi échangeaient leurs masques.

    C’est dans ce climat intellectuel que j’avais adhéré à l’association France-URSS. Le premier article que je publiai dans leur revue éponyme fut une chronique anodine sur l’exposition d’un peintre russe à Paris, mais pour moi il signifiait un pas de plus : j’entrais dans l’âge adulte avec la conviction d’un destin euro-sibérien, nourri par Thiriart, par la mouvance de la Nouvelle Droite, et par une franche hostilité à tout ce qui portait l’empreinte américaine.

    Je dois ici dire combien j’ai aussi subi l’influence de la revue Elements comme celle d’Alain de Benoist dont la phrase provocatrice qu’il avait lancée : « je préfère porter la casquette de l’Armée rouge plutôt que manger des hamburgers à Brooklyn » m’avait fortement marqué. Jean-Yves Le Gallou s’en est souvenu dans sa contribution au Liber amicorum Alain de Benoist – 2 :  « Quel tollé ! On criait alors au scandale, au moment même où les chars soviétiques semblaient à une étape du Tour de France. Imprudence pour un journaliste de Valeurs actuelles, assurément pas le meilleur moyen de faire fortune, d’être décoré de la Légion d’honneur et d’entrer à l’Institut. Mais quelle lucidité, quand on mesure, quarante ans plus tard, les ravages de l’américanisation du monde ! L’empire, l’empire américain, l’empire marchand fut ensuite et reste encore au centre de ses critiques. Cette condamnation du « système à tuer les peuples », selon le titre d’un livre de Guillaume Faye paru aux éditions Copernic, garde aujourd’hui une pertinence absolue.»

    Puis vint la fin du monde communiste. La désillusion fut rapide, brutale. Ce que nous avions rêvé comme un titan politique n’était qu’une société en ruine, minée de contradictions. Et l’arrivée, dans mon horizon, d’Alexandre Douguine m’obligea à mesurer l’abîme. Ses paroles révélaient que la Russie ne pensait pas comme nous, qu’elle ne voulait pas ce que nous voulions.

    Thiriart, que j’avais tant admiré, restait un rationaliste. Son Eurosibérie était une construction géopolitique, laïque, matérialiste, où l’Europe et la Russie devaient fusionner pour rivaliser avec l’Amérique. Douguine, lui, parlait un autre langage. Là où Thiriart ne voyait qu’un équilibre des puissances, il voyait une mission quasi divine. Là où Thiriart rêvait d’un État continental centralisé et moderne, Douguine convoquait l’orthodoxie, la métaphysique et la mémoire impériale.

    Les différences étaient béantes. Thiriart voulait dépasser les petits nationalismes pour bâtir un peuple continental, rationnel et uniforme. Douguine, lui, affirmait la singularité russe et son rôle messianique, au cœur d’un empire pluriel, bigarré, tourné vers l’Orient. Thiriart voyait l’ennemi principal dans l’atlantisme américain, tandis que Douguine désignait la modernité occidentale tout entière comme l’adversaire à abattre. L’un était stratège, l’autre prophète. L’un citait Schmitt, l’autre Evola.

    Alors j’ai compris que ces deux visions ne se rejoindraient jamais. L’Eurosibérie de Thiriart ne trouverait pas son ciment en Russie, et l’eurasisme de Douguine n’admettrait jamais l’Europe comme partenaire, mais seulement comme province sous tutelle. C’est là que s’est brisée pour moi l’illusion eurosibérienne. Douguine, en s’imposant comme la voix d’une Russie redevenue impériale, a mis fin à ce rêve pour toute une génération européenne. Il a révélé, par sa vigueur même, que notre projet n’était qu’une chimère née sur le papier.

    J’avais cru que nos deux demi-continents pouvaient s’unir dans un même élan. J’ai découvert que les Européens, concentré de faiblesses intellectuelles et morales, sont incapables de ce grand dessein, et que les Russes, enfermés dans leur univers mystique et tragique, ne songent qu’à eux-mêmes.

    En dépassant le kiosque des balades en mer de Soizen, juste en face du bar, la conclusion m’était venue naturellement : nous, Européens d’extrême Occident, sommes coincés. Coincés entre un empire russe auquel nous ne sommes pas compatibles, et un voisin hyperpuissant, les États-Unis, qui représentent tout ce que nous ne sommes pas. Dans notre faiblesse intellectuelle, morale et militaire, nous n’avons d’autre recours que de tendre la main, tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, pour obtenir le droit de survivre.

    J’ai compris ce jour-là que Douguine, par la vigueur de son verbe et la certitude de sa foi, avait clos un cycle. Il était le fossoyeur du rêve eurosibérien, celui qui révélait que la Russie n’avait jamais voulu partager notre destin mais seulement nous absorber. En l’écoutant, j’ai reconnu la fin d’un monde, le nôtre, et Spengler n’avait pas tort : l’Europe chancelle, elle se recroqueville comme un vieil arbre dont les racines pourrissent sous terre.

    Et pourtant, tout n’est pas perdu. Notre péninsule, aussi malade qu’elle paraisse, n’est pas encore tout à fait morte. Elle ressemble à ce corps fiévreux que la médecine croit condamné mais qui attend, peut-être, l’électrochoc qui réveillera son pouls. Le souffle peut revenir, si la volonté renaît.

    Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées (Breizh-Info, 19 août 2025)

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  • « Pour Rousseau, la raison ne peut se passer du renfort de la passion pour faire émerger la vertu »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Monde & Vie, et cueilli sur le site de la revue Éléments, dans lequel il évoque les idées développées dans son essai Un autre Rousseau - Lumières et contre-Lumières ( Fayard, 2025).

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021), L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022), Nous et les autres - L'identité sans fantasme (Rocher, 2023) et, dernièrement, Martin Buber, théoricien de la réciprocité (Via Romana, 2023).

     

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    « Pour Rousseau, la raison ne peut se passer du renfort de la passion pour faire émerger la vertu »

    MONDE&VIE. Vous soulignez le rôle de grand opposant tenu par votre héros au milieu des Lumières françaises, qui la plupart du temps sont résolument athées (de Diderot à D’Holbach). Lui prononce, au contraire, que l’on doit s’éloigner des grandes métropoles et retrouver Dieu dans la nature. Voltaire, qui pourtant n’était pas tout à fait athée, n’a jamais pu supporter ce Rousseau-là…

    ALAIN DE BENOIST : Il le présentait même comme le « Judas de la confrérie » ! Voltaire représente tout ce que Rousseau déteste : la civilisation dans ce qu’elle a de plus opposé à la vraie culture, le rationalisme prétentieux, le primat des artifices, le souci de paraître, le goût de la dérision, l’ironie qui se croit supérieure et l’impiété. Rousseau, lui, condamne l’athéisme, coupable à ses yeux de favoriser la déliaison sociale, et en tient plutôt pour une religion qui sacraliserait en quelque sorte le patriotisme.

    Les commentateurs ont toujours été très partagés sur ce que Rousseau entend par « religion civile », les uns y voyant l’institution d’une sorte de théisme d’État, les autres un simple moyen de mettre la religion au service du politique (c’est l’hypothèse la plus souvent retenue) ou encore de neutraliser politiquement les effets délétères d’un « fanatisme » qui a pris historiquement la forme de la « religion du prêtre », d’autres enfin la volonté de reconnaître que la religion est une « force agissante » dont on ne saurait se passer. Ce qui est certain, c’est que Rousseau, lorsqu’il parle d’instaurer une religion du citoyen, ne plaide nullement pour une « Église nationale » dans l’esprit du gallicanisme ou de l’Église anglicane, formule qui le séduit mais qu’il juge irréaliste. Ce qu’il pense plutôt, c’est que la raison ne peut se passer du renfort de la passion pour faire émerger la vertu. La religion motive, et elle peut aussi motiver le patriotisme. Pour Rousseau, la croyance en une vie après la mort est requise pour la vertu du citoyen : aucun État ne pourrait demander à ses citoyens de sacrifier leur vie pour défendre leur patrie s’ils n’avaient foi en une vie après la mort. La nécessaire autonomie du politique n’implique donc pas chez lui la mise à l’écart du religieux. C’est ce qu’il explique longuement au chapitre 8 du livre IV du Contrat social, mais aussi dans ses textes sur la Pologne et la Corse, où il explique que les citoyens seront d’autant plus patriotes qu’ils auront été formés à regarder la patrie comme digne d’un culte. Cette affirmation a de toute évidence pour modèle la cité antique.

    Ce qui pose problème à Rousseau, c’est d’abord l’universalisme chrétien, qui peut être un prétexte à l’effacement des frontières (étant d’emblée universel, l’amour chrétien peut difficilement former communauté), et ensuite que la religion chrétienne est avant tout tournée vers « les choses du ciel » : « Loin d’attacher les cœurs des citoyens à l’État, écrit-il, elle les en détache comme de toutes les choses de la terre : je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social ». Enfin, Rousseau s’inquiète des conséquences de l’existence d’un pouvoir religieux distinct du pouvoir politique : promouvoir à la fois l’autorité de l’Église et celle du prince revient à créer une situation où l’une et l’autre ne pourront que rivaliser entre elles et entrer en conflit. Rousseau constate qu’il en a résulté un « perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les États chrétiens ». Son reproche est donc essentiellement politique.

    MONDE&VIE. Beaucoup de penseurs de la chose politique ont décidé depuis longtemps de laisser Jean-Jacques Rousseau dans leur bibliothèque, tant les sujets sur lesquels intervient le Vicaire savoyard sont nombreux, sont actuels et, vus de lui, souvent dérangeants. Et vous, en exhumant le penseur politique immense qu’il fut, vous faites l’inverse de ces chercheurs fatigués. Que trouvez-vous dans Rousseau, philosophe politique aujourd’hui, que vous ne trouvez pas ailleurs ?

    ALAIN DE BENOIST : Si je m’intéresse à Rousseau, ce n’est pas parce que je trouve chez lui des choses que je ne « trouve pas ailleurs », mais parce que l’historien des idées que je suis est en désaccord avec la façon dont il est le plus souvent représenté. Pour dire les choses simplement, Rousseau, loin d’être un philosophe des Lumières, est bien plutôt selon moi un anti-Lumières. Bien entendu, sa critique des Lumières n’est pas celle de Joseph de Maistre ou de Donoso Cortés, mais il suffit de le lire pour en constater l’actualité.

    Rousseau, d’abord, n’est pas un progressiste. Allant jusqu’à dire que « l’aversion des nouveautés est toujours fondée », il est au contraire hanté par la décadence qu’il pense observer autour de lui. Loin d’annoncer des lendemains qui chantent, il est un admirateur inconditionnel de l’Antiquité grecque et romaine : « Quand on lit l’histoire ancienne, on se croit transporté dans un autre univers, et parmi d’autres êtres ». « Les anciens politiques, ajoute-t-il, parlaient sans cesse de mœurs et de vertu ; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent ». C’est la raison pour laquelle il est en désaccord absolu avec les physiocrates, qui sont en train de jeter les bases de l’économie classique libérale qui domine encore aujourd’hui. Et c’est aussi la raison pour laquelle il ne cesse de plaider pour la subordination de l’économique au politique. Bien avant Maurras, il en tient pour le « politique d’abord ». Alors que Condorcet assure qu’une bonne Constitution est valable en tous temps et en tous lieux, il pense que la Constitution de chaque peuple doit être rédigée en fonction de la spécificité de ce peuple. On pourrait multiplier les exemples. Je ne fais ici que survoler un sujet que je développe longuement dans mon livre.

    MONDE&VIE. Vous venez de publier un numéro de votre revue annuelle, « Nouvelle École », sur Karl Marx. Le rapprochement entre Rousseau et Marx est tentant. On trouve d’ailleurs sous votre plume cette petite phrase à propos de Jean-Jacques : « On pourrait faire un parallèle avec Marx que des générations d’hommes de droite ont voué aux gémonies sans jamais l’avoir lu » (p. 184). On pourrait dire qu’il y a Marx lu par Lénine et Marx lu très positivement par le très cher catholique Michel Henry… Et il y a Rousseau lu par Robespierre et Rousseau lu par Louis de Bonald, ce contre-révolutionnaire qui, dites-vous dans votre ouvrage, a une dette envers Rousseau. Ou encore Rousseau lu, aux origines du romantisme français par Châteaubriand, qui renonce à en faire la critique.

    ALAIN DE BENOIST : La comparaison avec le « Marx lu par Lénine » et le « Marx lu positivement par le très catholique Michel Henry » est tout à fait juste. Dans son grand livre sur Marx, Michel Henry ajoute qu’on pourrait définir le marxisme comme la somme des contresens que l’on a écrits sur Marx. « Je n’ai jamais été marxiste ! » disait Marx.  Il faut en effet distinguer Marx et le marxisme, et voir en même temps qu’il n’y a pas « un » marxisme, mais une quantité de marxismes qui ne se laissent nullement ramener à l’unité. Quant au « marxisme-léninisme », pour ne rien dire du « matérialisme dialectique », pure invention de Lénine en 1908, ce n’est qu’une falsification. « La pensée de Marx ne fait pas partie de l’histoire du marxisme », rappelait la philosophe italien Costanzo Preve. On pourrait tout aussi bien dire que la pensée de Rousseau ne fait pas partie de l’histoire du rousseauisme…

    Un autre point en commun entre Marx et Rousseau est qu’ils sont sans doute les deux philosophes qui, au cours de l’histoire, ont été les plus diffamés, vilipendés et voués aux gémonies. Et avec des procédés quasiment identiques. On a multiplié envers eux les attaques ad hominem et, surtout, on les a rendus responsables de tout. Rousseau serait le père de la Terreur, Marx l’ancêtre du Goulag. C’est une façon de voir à la fois anachronique et téléologique. La vérité est que nous ignorons complètement comment l’un et l’autre auraient réagi au spectacle de ce dont on a voulu si généreusement leur faire endosser la paternité. Que Robespierre se soit réclamé de Rousseau, que ce soit à l’époque révolutionnaire que l’on a transféré les cendres de Rousseau au Panthéon, ne nous dit rien de la valeur de vérité de cette revendication. A l’inverse, le jurisconsulte Joseph de Bernardi (1751-1824), qui avait été arrêté en 1793 pour ses opinions monarchistes, s’affirmait persuadé « que l’âme sensible et vertueuse de Rousseau qui, dit-on, n’eût pas voulu d’une Révolution souillée par une seule goutte de sang, aurait versé des larmes amères sur le 2 septembre, la loi des suspects ou des otages, les proscriptions privées ou en masse et tous les assassinats arbitraires qui ont dévasté ou ensanglanté le sol de la France ».

    Là encore, relisons Rousseau , lui qui ajoute que « dans un État où le gouvernement et les lois ont déjà leur assiette, il faut éviter autant qu’il se peut de rien innover. Les avantages des lois nouvelles sont toujours moins sûrs que les dangers n’en sont grands » ? Lui qui, opposant par avance une fin de non-recevoir aux révolutionnaires qui se réclameraient abusivement de lui, écrivait à propos de lui-même : « On s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversements et de troubles dans l’homme au monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions, et pour les ligueurs de toute espèce qui le lui rendent bien » (Rousseau juge de Jean-Jacques). La radicalité de Rousseau n’était pas politique, mais philosophique.

    MONDE&VIE. Votre livre sur Rousseau a ceci de particulier que c’est aussi un livre sur les gens de droite qui, depuis plus de deux cents ans, ont lu le Promeneur solitaire. Et sont en partie responsables de la figure historique de Jean-Jacques, souvent très éloignée du personnage réel… Parmi les sympathisants, sans surprise, on trouve Barrès qui en dit du bien dans ses « Carnets », on trouve Péguy et on trouve Victor Delbos, catholique et kantien, qui appelle Rousseau « le Barrès du XVIIIe siècle ». Parmi les adversaires irréductibles : Maurras, Maritain et Mauriac, les catholiques de l’ordre peut-être ?

    ALAIN DE BENOIST : Maurras, Maritain et Mauriac peuvent sans doute être qualifiés de « catholiques de l’ordre ». Mais Barrès et Péguy prônaient-ils le désordre ? Dans le chapitre assez substantiel que je consacre à l’anti-rousseauisme des droites françaises, j’observe en fait que la plupart des adversaires de Rousseau le jugent à partir de formules toutes faites répétées comme des mantras : « l’état de nature », le « contrat social », « l’homme naturellement bon corrompu par la société », la « volonté générale », etc. Quand on va y voir de plus près, on constate que l’« état de nature » dont parle Rousseau n’est qu’une hypothèse expérimentale permettant d’examiner à nouveau frais le rapport entre la liberté et l’obligation sociale, que son « contrat social », qui ne fait pas naître la société d’un choix rationnel des individus, est d’une nature bien différente du contrat social chez Locke, qui trouve son ressort dans la recherche de l’intérêt ou de l’utilité des agents, comme de celui de Hobbes, qui repose sur le désir d’échapper à la lutte de tous contre tous. Contrairement à ce que l’on croit généralement, il ne prône pas non plus le « retour à l’état de nature ». L’égalité dont il parle est une égalité strictement politique. Quant à la « bonté naturelle » elle n’est pas chez lui une qualité mais une propension, qui renvoie avant tout au lien social, à la capacité de l’homme d’être heureux sans causer de malheur aux autres.

    Dans un passage bien connu, Rousseau parle sans équivoque de l’état de nature de l’homme comme d’« un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais ». En admettant que l’état de nature « n’a peut-être point existé », il montre bien que c’est sur une hypothèse utile à sa démonstration qu’il entend s’appuyer, non sur un fait avéré. La plupart des critiques que l’on adresse à Rousseau à propos de l’état de nature s’effondrent d’elles-mêmes dès que l’on comprend que l’état de nature n’est pas pour lui une période historique, mais un modèle théorique.

    MONDE&VIE. N’êtes-vous pas surpris de trouver Proudhon et Edouard Berth, auquel me semble-t-il vous avez consacré un livre, « Le socialisme héroïque », parmi les adversaires de Rousseau ? En fait, même s’il existe d’autres lectures, il ne suffit pas d’être de gauche pour être rousseauiste, tout comme il ne suffit pas d’être de droite pour être anti-rousseauiste. Ni droite ni gauche, que reste-t-il à la politique de Rousseau ? Quels principes métapolitiques ? L’écologie ?

    ALAIN DE BENOIST : L’anti-rousseauisme de Proudhon et d’Edouard Berth ne sont chez eux que la conséquence de leur hostilité au romantisme. Vous noterez néanmoins que Georges Sorel, que Berth admirait plus encore que Proudhon, ne partageait pas cet avis. En 1907, il reprochait même à Jules Lemaître de ne pas reconnaître « le rôle du génie qui a le plus fortement marqué de son empreinte notre littérature depuis Corneille ». « Jean-Jacques, ajoutait-il, n’est pas plus responsable d’ineptes imitations que Raphaël n’est responsable du style académique ».

    En qualifiant Rousseau de « conservateur révolutionnaire », j’ai voulu dire qu’il était un moderne antimoderne. Cela le distingue évidemment des contre-révolutionnaires, et je comprends très bien que certains ne supportent pas qu’il ait défendu la souveraineté du peuple. Rousseau n’est évidemment pas un tenant de l’Ancien Régime. C’est un démocrate, mais un démocrate antilibéral, qui annonce la montée de ce qu’on appelle aujourd’hui la « démocratie illibérale ». Sa grande obsession est de faire en sorte que, dans la société, les intérêts particuliers, les intérêts des partis et des factions, ne l’emportent pas sur l’intérêt général et le bien commun. C’est la raison pour laquelle il parle sans cesse de la nation, de la vertu civique et de la patrie. Certes, il a une conception moderne de la patrie (je pense évidemment ici au grand livre de Jean de Viguerie sur Les deux patries), mais c’est aussi ce qui fait son actualité. Le débat qu’il engage pour savoir si l’homme doit d’abord être un homme ou être un citoyen rebondit même de nos jours avec une force singulière. La réponse de Rousseau n’est pas douteuse : « « Il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ». La liberté individuelle, pour lui, n’est pas le fait du privé, elle s’affirme dans la sphère publique, où l’individu se mue en citoyen. Ce qui compte, ce ne sont pas les droits de l’homme, mais les droits du citoyen.

    Vous me permettrez de conclure avec cette citation : « Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit […] Défiez-vous de ces Cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux ».

    Alain de Benoist (Site de la revue Éléments, 30 juillet 2025)

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  • Le nouvel âge de la bêtise...

    Le nouveau numéro de la revue Éléments (n°215, août - septembre 2025) est en kiosque!

    A côté du dossier consacré au nouvel âge de la bêtise, on découvrira l'éditorial, les rubriques «Cartouches», «Le combat des idées» et «Panorama» , un choix d'articles variés et des entretiens, notamment avec Sylvain Gouguenheim, Arta Moeini, Monette Vacquin, Artur Abramovych ou Bernard Rio...

    Et on retrouvera également les chroniques de Xavier Eman, d'Olivier François, de Laurent Schang, de Nicolas Gauthier, d'Aristide Leucate, de David L'Epée, de Bruno Lafourcade, de Guillaume Travers, d'Yves Christen, de Bastien O'Danieli, d'Ego Non et de Bernard Rio...

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    Au sommaire :

    Éditorial
    Le découplage, par Alain de Benoist

    Agenda, actualités

    L’entretien
    Sylvain Gouguenheim : le vrai visage des croisades, propos recueillis par Thomas Hennetier

    Cartouches
    L’objet disparu : Les colleurs d’affiches, par Nicolas Gauthier

    Une fin du monde sans importance, par Xavier Eman

    Cinéma : les nazis, inusables méchants du cinéma, par Nicolas Gauthier

    Curiosa Erotica : le baiser et la fessée, Rousseau et la sensualité des chastes, par David L’Épée

    Champs de bataille : au bonheur du fana mili (II/III), par Laurent Schang

    Uranie, l’énergumène (7), par Bruno Lafourcade

    Littérature Les choix d’Anthony Marinier

    Un homme, un site : Oublieuse postérité, propos recueillis par Olivier François

    Le droit à l’endroit : le droit à mourir, triomphe du libertarisme juridique, par Aristide Leucate

    Économie, par Guillaume Travers

    Jules Verne, maître du burlesque, par Olivier François

    Bestiaire : l’homme, l’alcool et le singe, par Yves Christen

    Sciences , par Bastien O’Danieli

    Le combat des idées
    Feu sur la mégamachine : du polythéisme des valeurs à l’uniformité globale, par Alain de Benoist

    Arta Moeini : « L’Iran n’a plus d’autre choix que la dissuasion nucléaire », propos recueillis par Daoud Boughezala

    Stablecoins : l’autre révolution crypto, faux jumeau qui défie le dollar, par Guillaume Travers

    Monette Vacquin : les technosciences contre le sexe , propos recueillis par Daoud Boughezala

    L’empire intérieur de Jean Raspail, cartographie des royaumes perdus, par François Bousquet

    Bernard Rio : « Les druides pensaient fabuleusement le monde, propos recueillis par Alain Lefebvre

    Rousseau et la contre-révolution : histoire d’un malentendu, par David L’Épée

    Artur Abramovych : quand le judaïsme allemand choisit l’AfD, propos recueillis par Alain de Benoist

    Reliefs de Jean-Claude Milner : l’Europe, les Juifs et la France, propos recueillis par Daoud Boughezala

    La nudité sans tentation, brève histoire du naturisme, par David L’Épée

    L’opéra total selon Laibach, propos recueillis par Thomas Gerber

    Le vice et la grâce : Graham Greene, excavateur de l’âme, par Daoud Boughezala

    Dossier
    Sociologie de la bêtise contemporaine

    Salut à toi, Dame Bêtise… Le nouvel âge de la débilocratie, par Slobodan Despot

    Les 13 familles de la bêtise contemporaine, par François Bousquet et Xavier Eman

    Quand l’intelligence recule : l’effet et le contre-effet Flynn, par François-Xavier Consoli

    Le complotisme, nouvelle ère du soupçon : un wokisme de droite ? Par François de Voyer

    Le gouffre de la bêtise : une inépuisable source d’inspiration littéraire, par François-Xavier Consoli

    Enrichissez-vous, abêtissez-vous : Blaise Pascal contre le crétinisme capitaliste, par Alphonse de Clénay

    Intelligence artificielle, bêtise naturelle, par Christophe A. Maxime

    Panorama
    La leçon de philo politique : Gaetano Mosca et les élites, par Ego Non

    Un païen dans l’Église : sur le fil de l’épée à Caen, par Bernard Rio

    Éphémérides

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  • Guerre, climat, wokisme : quand Alain de Benoist démonte l’idéologie dominante...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à André Bercoff sur Tocsin dans lequel il évoque la rupture profonde entre les élites et le peuple à travers les grandes crises contemporaines : guerre en Ukraine, pandémie de Covid, urgence climatique, montée du wokisme…

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021), L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022), Nous et les autres - L'identité sans fantasme (Rocher, 2023) et, dernièrement, Martin Buber, théoricien de la réciprocité (Via Romana, 2023).

     

                                             

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  • Rousseau contre le siècle des Lumières...

    Dans ce nouveau numéro de l'émission de TV Libertés, « Les idées à l’endroit », Rémi Soulié, pour évoquer la figure de Jean-Jacqus Rousseau, reçoit :

    - Alain de Benoist, philosophe et historien des idées, qui vient de publier Un autre Rousseau (Fayard, 2025)

    - Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France, qui vient de publier Apologie - Autobiographie intellectuelle (Cerf, 2025) ;

    - Pierre Le Vigan, urbaniste et philosophe, auteur de Comprendre les philosophes (Dualpha, 2021) et de La Planète des philosophes (Dualpha, 2023).

     

                                                 

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  • Alain de Benoist : « Rousseau s’oppose à angle droit aux thèses des Lumières »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au Journal du Dimanche pour évoquer son dernier essai intitulé Un autre Rousseau - Lumières et contre-Lumières (Fayard, 2025).

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021), L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022), Nous et les autres - L'identité sans fantasme (Rocher, 2023) et, dernièrement, Martin Buber, théoricien de la réciprocité (Via Romana, 2023).

     

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    « Rousseau s’oppose à angle droit aux thèses des Lumières, il ne croit pas au progrès et est même hanté par la décadence »

    JDD. La publication de votre nouveau livre chez Fayard relance les controverses autour de votre œuvre. Estimez-vous avoir été victime d’une forme de censure ?

    ALAIN DE BENOIST : Il n’y a jamais eu de « controverses », mais plutôt tentative d’ostracisme et de marginalisation. Dans le monde actuel, il suffit de couper l’accès aux micros et aux haut-parleurs pour condamner à la mort sociale. Comme je suis un adversaire de l’idéologie dominante, je ne m’en afflige pas outre-mesure : après tout, c’est le prix de la liberté. Mais il est vrai que j’ai parfois la nostalgie des règles de l’ancienne disputatio, où l’on commençait par exposer honnêtement les idées de ses adversaires avant de tenter de les réfuter. J’ai publié une centaine de livres et des milliers d’articles dans le domaine de la philosophie politique et de l’histoire des idées, je n’ai pas souvenir de la moindre tentative de réfutation. Dans un climat de soupçon général, entretenu par l’extrémisation et l’hystérisation des rapports sociaux, le « débat » ne porte plus sur ce que l’on dit, mais sur ce que l’on voudrait vous faire dire – et que l’on ne dit pas !

    JDD. Regrettez-vous de ne pas avoir eu plus d’influence sur le jeu politique ?

    ALAIN DE BENOIST : Certains m’ont crédité de « stratégies » compliquées, ce que je trouve un peu risible. Pour un intellectuel, la meilleure stratégie est de n’en avoir aucune, c’est-à-dire de dire ce qu’il pense. Ce sont les hommes politiques qui ont des stratégies. Or, je n’ai jamais été un acteur de la vie politique, seulement un observateur. De façon plus générale, je crois que les partis politiques sont très peu réceptifs aux idées, non seulement parce qu’un grand nombre d’hommes politiques sont incultes en matière idéologique, philosophique ou théorique, mais parce que seules les intéressent les idées qu’ils peuvent instrumentaliser. Les politiques veulent rassembler, les idées divisent.

    JDD. Pourquoi avoir voulu, dans ce nouveau livre, réhabiliter Rousseau ?

    ALAIN DE BENOIST : Je n’ai pas tant cherché à le réhabiliter qu’à en proposer une nouvelle lecture. Comme bien d’autres auteurs, Jean-Jacques Rousseau est surtout lu aujourd’hui d’une manière anachronique, sans restituer sa pensée dans le contexte de son temps. L’anti-rousseauisme se résume trop souvent à des critiques ad hominem, assorties de formules toutes faites qu’on répète comme des mantras : « l’homme naturellement bon », « le bon sauvage », etc. Quand on va y voir plus près, on s’aperçoit que Rousseau a dit tout autre chose que ce que l’on dit de lui.

    JDD. Le principal reproche fait à Rousseau est d’être l’inspirateur de la Révolution française. Vous vous élevez contre cette idée.

    ALAIN DE BENOIST : La Révolution française n’a pas été un « bloc ». Ses grands inspirateurs ont été les philosophes des Lumières, Rousseau n’arrive que bien après. Or, Rousseau s’oppose à angle droit aux thèses des Lumières. D’abord, il ne croit pas au progrès. Il est même hanté par la décadence. Il pense que l’homme n’a cessé de se dénaturer depuis l’Antiquité, qu’il admire profondément. « Les anciens politiques, écrit-il, parlaient sans cesse de mœurs et de. Vertu ; les nôtres de parlent que de commerce et d’argent ». Que s’est-il passé ? Telle est la question à laquelle il entend répondre. D’autre part, il n’aime pas les échanges commerciaux, ni l’économie. Alors que les Lumières pensent que l’économie est par définition le lieu de la liberté et que la nature même de l’homme le porte vers les transactions et les échanges qui lui permettent de satisfaire son meilleur intérêt, Rousseau défend au contraire le primat du politique. Réagissant contre l’universalisme d’un Condorcet, il soutient que les institutions doivent être adaptées au caractère spécifique des nations et des peuples, comme en témoignent ses projets de Constitution pour la Pologne et pour la Corse. Dans le même esprit, il oppose le peuple des campagnes aux grandes villes où ne règne que le désir de paraître et l’amour-propre, dont il fait le contraire de l’amour de soi : « Le meilleur mobile d’un gouvernement est l’amour de la patrie, et cet amour se cultive dans les champs ». Considérant la « société générale du genre humain » comme une illusion, il met aussi en garde contre « ces prétendus Cosmopolites, qui se vantent d’aimer tout le monde pour avoir le droit de n’aimer personne ». L’homme en soi, l’homme abstrait, n’existe pas à ses yeux : « Il faut opter entre faire un homme ou un citoyen, car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre ».  C’est cet autre Rousseau que j’ai voulu faire apparaître.

    JDD. Néanmoins, contre Hobbes, Rousseau considère que c’est non pas à l’état de nature, mais dans la société de son temps que chacun est l’ennemi de ses semblables, expliquez-vous. Est-ce à dire qu’il suffirait d’éradiquer la société pour susciter une humanité régénérée et une société parfaite ?

    ALAIN DE BENOIST : L’« état de nature » dont parle Rousseau n’est à ses yeux qu’une hypothèse utile à sa démonstration : il va jusqu’à dire qu’il est fort possible qu’il n’ait « point existé ». Son contrat social, qui vise à concilier la liberté et l’obligation sociale, diffère totalement du contrat social de Locke, fondé sur l’intérêt, ou du contrat social de Hobbes, qui n’est qu’un moyen d’échapper à une « guerre de tous contre tous » qui, en réalité, s’est généralisée dans les sociétés modernes. Quant à l’idée d’un « homme nouveau », elle n’est pas nouvelle. On la trouve déjà chez saint Paul ! Ce qui compte pour Rousseau, c’est de faire primer le bien commun sur les intérêts particuliers, idée qui contredit également tout ce que pensent les Lumières, pour lesquelles les nations et les peuples ne sont que des agrégats hasardeux d’individus.

    JDD. Plus encore qu’une critique antilibérale, ce livre n’est-il pas une critique de la droite réactionnaire et conservatrice ?

    ALAIN DE BENOIST : La droite contre-révolutionnaire ne peut pas adhérer à Rousseau, parce qu’elle s’oppose à la modernité au nom d’un passé qu’elle espère ressusciter. C’était notamment la position de Joseph de Maistre. Rousseau, lui, est un moderne qui critique la modernité de l’intérieur. Il défend avec force le principe de la souveraineté populaire, que rejettent évidemment les contre-révolutionnaires. Mais sa défense du peuple, dont il dit, comme Carl Schmitt, qu’il doit être politiquement présent à lui-même, le met aussi en porte à faux avec les partis de la gauche actuelle, qui ont abandonné le social pour le sociétal et ont depuis longtemps accepté les principes de la société de marché, ce qui les a amenés à trahir les intérêts des travailleurs. L’œuvre de Rousseau condamne par avance cette gauche qui se moque de la patrie et milite pour la suppression des frontières : « Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux » ! Jean-Claude Michéa dit à peu près la même chose aujourd’hui. On peut aussi penser aux « socialistes patriotes » qu’aimait à évoquer Bernanos.

    JDD. Vous dressez le portrait d’un penseur inclassable, vous voyez-vous en lui ?

    ALAIN DE BENOIST : Ceux qui me trouvent inclassable raisonnent en fonction des étiquettes. Ils vivent dans un monde en noir et blanc qui ignore les couleurs. Tout leur paraît « confus » quand on brouille leurs repères. Autrefois, beaucoup d’homme de droite avaient aussi une culture de gauche, et beaucoup d’hommes de gauche avaient aussi une culture de droite. Je trouve dommage que ce ne soit plus le cas. Personnellement, j’aime les démarches transversales. Au fond, seuls les inclassables sont intéressants. Les autres ne sont que des disques rayés !

    Alain de Benoist, propos recueillis par Aziliz Le Corre (Journal du dimanche, 17 mai 2025)

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